Lors des
révisions aux dernières minutes pour un partiel, quelques phrases de Michel
Foucault qu’avaient croisé mes yeux m’a frappée à grands coups : « Plus
d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me
demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une
morale d’état-civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle nous laisse libres
quand il s’agit d’écrire. »
Quand on étudiait
cet extrait en cours, notre prof a insisté sur le morceau de « Ne me
demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même » à
plusieurs fois. A ce moment, je croyais qu’il s’agissait d’une revendication de
la part de Foucault seul, vu de son attitude envers ses publications si
complexes et contradictoires. Or, maintenant dans mon dialogue silencieux avec
mon idole depuis un certain temps (je trouve chez Foucault une image fascinante
d’un type d’intellectuel subversif par excellence, tellement que j’ai un
portrait de lui sur mon bureau : son visage souriant et la crâne
complètement rasée dégagent un charisme inexplicable), je crois qu’il m’a
donnée une nouvelle idée de ce que devrait être l’identité d’un écrivant. Ecrire n’est pas simplement une manière d’être, car il en propose
plusieurs. Comme Maurice Blanchot, un homme de lettres que j’admire avec toute
sincérité – un tel sentiment né de mon travail par groupe sur son Livre à venir
(1959), je crois que les mots sont les choses, et que les mots, les discours qu’on
utilise tous les jours jouissent d’une certaine emprise sur la réalité. Quand dit c’est fait, d’après la théorie
des actes de langage. Ma conviction est si forte que je choisis mes mots avec
beaucoup de soin. Mes mots sont chargés de transcrire mon image de soi au
monde, et en quelque sorte, il s’agit là d’une question de dignité. Non
seulement parce que je suis une fille Asiatique qui est parfaitement éduquée
par l’école et par la famille de la façon de bien parler pour garder la face,
mais aussi en tant qu’une fille Asiatique en France, je suis forcée, tant bien
que mal, de vivre dans un milieu linguistiquement étranger. Ma personnalité se
divise : je suis visiblement plus expressive chaque fois qu'il m’arrive la
chance de retrouver ma langue maternelle. De même pour ma capacité
intellectuelle : je réfléchis péniblement avant de prendre la parole quand
il s’agit d’en français, je préfère de me taire ou laisser les idées sans les
développer par manque de mots. Le langage se trouve là en plein pouvoir, il
bloque ma pensée sur l’organisation concrète de chaque phrase à écrire, de
chaque énoncé à réaliser. Du coup, l’obligation de penser dans une langue autre que sa langue maternelle a tué toute ma tendance à création depuis son embryon. Daniel
Luzzati, un linguiste qui est venu à notre fac pour donner une conférence le 8
décembre 2016, a sollicité une métaphore forte intéressante que j’aime bien
reprendre ici pour illustrer mon cas : par rapport à un natif « porte-biberon »,
un apprenant d’une langue étrangère est un « porte-grammaire ». Est
venue donc l’idée de la nourriture, d’un réflex naturel versus un travail
laborieux. Privée de ce don, je ne peux que penser avec les mots, en français,
au lieu de le faire au niveau des idées, comme convenu en vietnamien. Et pourtant,
le sentiment d’être oppressée, voir étranglée que j’éprouve si souvent a donné
lieu à une autre capacité linguistique : c’est de rester dehors du langage
pour l’examiner comme un linguiste et d’essayer de deviner ce que contiennent
vraiment les mots. J’observe moi-même et les autres parlant. A force de
maintenir une relation à distance, je sépare le langage du reste. J’y vois un
phénomène curieux à étudier, parfois complètement détaché du monde, dans un
système arbitraire que Saussure a autrefois dénoncé. Le langage me regarde, je me vois
dans mon usage de la langue. Par conséquent, je fais attention à
chaque mot prononcé, de peur qu’il puisse me trahir en disant des choses qui
vont donner par suite une image infidèle de mes pensées, de moi-même. Je ne veux pas être jugée idiote. Et comme ainsi dit mon dernier article sur la question de la visibilité non souhaitée provoquée par la prise de parole, j'étais soumise à cette peur de me rendre visible par le langage.
Là exactement le
point où Foucault a changé mon idée (God bless him !). « Plus d’un,
comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. » Alors,
écrire peut-être également un jeu où chacun puisse se déguiser pour prétendre être
un autre. La parodie, le pastiche, quelque chose trop sérieuse est brusquement tournée vers le ridicule,
ridiculisée. Les petits jeux de mots, l’atelier d’écriture auquel j’ai participé en souffrant m'a pourtant proposée des alternatives. Le travail
académique, après tout, se base sur une écriture strictement normée, que encadre un discours formellement rigide. Ce que dit Foucault m’a enfin libérée
de cette obsession de bien parler et bien écrire, car enfin, je suis une
Vietnamienne qui parle et écrit en français et sous aucune réserve il me faut
se sentir honte de cette façon d'être. « n’avoir plus de visage »
s’ouvre donc à plusieurs possibilités, de devenir n’importe qui on veut et de tolérer ses propres fautes de grammaire et de syntaxe, dans le but ultime
de penser et de s’exprimer librement.
(Par ailleurs, je partage volontairement l'expérience douloureuse (non physique mais mentale) de cette auteure qui a choisi de s'immerger dans une langue différente de la sienne: http://www.newyorker.com/magazine/2017/01/02/to-speak-is-to-blunder)
(Par ailleurs, je partage volontairement l'expérience douloureuse (non physique mais mentale) de cette auteure qui a choisi de s'immerger dans une langue différente de la sienne: http://www.newyorker.com/magazine/2017/01/02/to-speak-is-to-blunder)
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